"Nous découvrons seulement ce que nous sommes allés chercher". Quand cette vérité indubitable de Lawrence Durrell m'a frappée lors d’une relecture estivale, j'ai su que J.L Lefebvre, dans sa manière de rendre visible ce que mes yeux ne perçoivent pas, dans cette obstination d'emprisonner dans le temps la banale apparence des choses, les séquelles de la réalité, les égratignures de notre culture, est une conspiration sublime de talent, d'incertitude et d'exigence. Des conditions requises indispensables à tout chef-d’œuvre.

 

Maria Eugenia Alberti, Rédactrice en Chef JOYCE - Octobre 2012

INTERVIEW JOYCE - Octobre 2012

 

1. Quand avez vous eu l'idée pour la première fois de devenir photographe ?

C'est un long murissement qui a fini par s'imposer comme une évidence, mais pas une idée soudaine. Je devais avoir vingt ans, quand j'ai eu envie de sortir faire des photos et non pas profiter d'être dans la rue pour en faire. C'est peut-être ça être photographe ? Depuis, j'ai toujours mon appareil photo avec moi.

 

2. Votre premier appareil photo vous a été offert ou vous l'avez acheté, hérité ?

J'ai acheté le premier et rapidement d'autres, des objectifs, des flashs. Le suréquipement me rassurait. Aujourd'hui, un boitier et une focale fixe me suffisent. Plus besoin de se cacher derrière un bloc d'aluminium et de verre, bourré de technologie. C'est plus simple et meilleur pour mon dos.

 

3. Comme tous les artistes, voyez vous les choses qui sont la pour tout le monde mais de manière renouvelée, inédite ?

On voit tous les mêmes choses, mais soit on n'y prête aucune attention, soit on ne les regarde pas. Regarder demande un effort, une attention particulière, une intellectualisation, une digestion. Regarder nous amène à voir autre chose, à interpréter, mais je ne prétends aucunement à l'inédit, seuls les grands créateurs le peuvent.

 

4. Alors, vous les voyez d'un œil innocent ?

Oui, enfin presque. Si j'arrive à faire du beau avec du moche, à faire une bonne image dans un endroit "trash"', je suis content et si le résultat fait oublier la fonction première de l'objet, je suis très content. Mais ce n'est pas une démarche purement esthétique. Je crois que si l'on ne ressentait pas la présence de l'homme qui a façonné l'objet, la photo serait vide de sens. Est-ce totalement innocent ?

 

5. Vous souvenez vous de votre première photo ?

Il y a longtemps, j'ai photographié des couvercles de poubelles cabossés, dans une décharge publique, le long d'un port. J'étais fier de mon audace !!! Je trouvais original de se balader avec un appareil photo dans une décharge. Il y avait de la provocation. Il a fallu du temps et du travail pour affiner la démarche, gommer la provocation, pour ne retenir que l'esthétique et la part de l'humanité de l'objet.

 

6. Pour ma part, je crois sincèrement que l'art échappe a toute manière de définition et que sa plus belle dimension est de nous surprendre, nous secouer, nous émouvoir, nous permettre finalement d'atteindre le bonheur. Êtes-vous d'accord ?

Je trouve formidable, que l'on éprouve les mêmes émotions que nos ancêtres à l'évocation d'œuvres plusieurs fois centenaires. Si l'émotion est toujours là malgré l'exposition répétée et le passage du temps, c'est de l'art, une perpétuation, une transmission de l'humain. La musique peut donner l'illusion du bonheur en exacerbant le ressenti, les autres formes d'art donnent du plaisir. C'est déjà beaucoup.

 

7. Alors, est-ce que le votre est un travail de recherche ?

Je cherche, au sens premier du terme, au sens physique. J'ai l'attitude du chien de chasse, qui renifle, fouille, tourne et retourne et tombe à l'arrêt une fraction de seconde, le temps de faire la photo. Il faut être à l'affut, attentif, mobile, disponible, avoir envie de trouver, même si chercher est plus amusant que de trouver. Chercher, c'est l'essence de la photo, on cherche, le sujet, la lumière, l'angle, le relief, la profondeur ...

 

8. Création et recherche, comment ces deux pièces s'imbriquent entre elles ?

Je n'ai pas l'impression de créer, mais de révéler. Contrairement, au musicien, au peintre, au sculpteur, voire certains photographes qui imaginent leurs images, avant de les mettre en scène, je ne fais que montrer des choses existantes. J'admire, j'envie la capacité d'abstraction, d'imagination, de projection des créateurs. Chercher et révéler font partie du même processus. Parfois, on ne trouve pas, mais la cherche n'est pas pour autant un échec, elle est seulement frustrante.

 

9. Votre activité créatrice vous est elle indispensable ?

J'ai un vrai besoin de sortir faire des photos, de redécouvrir les choses. C'est certainement un prétexte pour être au contact des autres, de la ville. J'ai autant besoin de faire des photos que d'en voir, d'en revoir, d'en faire d'autres. C'est un cercle vicieux, regarder des photos me donne envie d'en faire et puis d'en voir ... Ca nourrit, l'envie, la critique, le besoin d'améliorer ... c'est un cercle.

 

10. Lorsque vous réalisez vos photos, votre état d'esprit, ce que vous pensez a ce moment a de l'importance ?

Dans la rue, on est vite distrait par les gens, le mouvement mais surtout par soit même. Rester concentré est important. J'ai l'impression de ne penser à rien, de m'être isolé, mais tout ce qui m'entoure influence mes choix. Mes photos sont plus simples, dépouillées quand elles sont faites dans des quartiers calmes, compliquées, parfois torturées autrement.

 

11. Comment se déroule une de vos séances photo

Il faut une idée, l'envie et la lumière. Je marche beaucoup, cherche, scrute, plisse les yeux, regarde la lumière, comme pour me laver les yeux et j'y retourne. J'ai besoin de m'échauffer le regard. Mais tant que l'appareil n'est pas au bout de mes doigts, je ne verrais rien. Au bout de trois, quatre heures, la concentration est partie.

 

12. Qu'elle est votre technique et votre routine de travail ?

Je n'ai pas de technique élaborée. Je m'approche, un peu hypnotisé, comme dans un tunnel, je ne vois que l'image, c'est flou sur les côtés, je détourne involontairement le regard et si en y revenant, l'image est toujours là, je la fais. C'est rapide, très instinctif, même si avant j'ai analysé plein d'autres solutions. Je marche à l'ombre pour mieux voir la lumière, mais à un moment il faut approcher, mettre le nez sur le sujet. Approcher est essentiel.

 

13. Chaque choix que vous faites d'un sujet va exclure tout autre choix ?

Je ne prends que rarement le même sujet sous plusieurs angles. Avant de sortir, j'ai une idée de ce que je veux et dans quel quartier je vais chercher. Cela reste des photos d'instinct, avec une ligne directrice. J'ai du mal à sortir de l'idée de départ. Même, si je saisis une autre opportunité, j'ai remarqué que généralement elle fera l'objet d'une autre recherche mais ultérieurement. L'idée doit faire son chemin.

 

14. Vos photos me semblent imperméables aux tendances, aussi bien qu'aux idéologies. Je me trompe ?

J'avoue ne pas être au courant des tendances, des modes, bien que je regarde beaucoup de photos. Je fais des photos de la rue, qui n'ont d'autre vocation que de montrer du beau, là ou a priori, on ne penserait pas en trouver. C'est, plutôt un challenge, qu'une idéologie. Comme dans toute photo, il y a nécessairement un témoignage, mais aucun message caché, consciemment.

 

15. J'ai lu quelque part, venant d'un grand photographe que la photographie est un espace personnel, protège, hermétique. Êtes-vous d'accord avec ces propos ?

C'est vrai, que mises bout à bout les photos créent un domaine, un petit monde personnel, secret. Le photographe sait ce qu'il y a derrière chaque photo, le pourquoi, le comment, le ressenti. C'est un peu son intimité, même si cela peut paraitre étrange d'évoquer une intimité avec une plaque d'égout ou une bouche d'aération. Personnellement, j'espère que mon monde n'est pas trop hermétique. Si c'est le cas, c'est raté.

 

16. Aujourd'hui la photographie est partout, n'importe qui est photographe contemporain. La photo en tant que bien de consommation, va détruire l'art de la photographie ou bien les gens vont désormais avoir un lien plus proche avec elle ?

Il y a tellement de domaines que la photo exprime, qu'ils s'enrichissent les uns les autres. Parce que c'est devenu technologiquement facile, tout le monde se rend compte de la difficulté de faire de la photo, un art. Ce n'est pas le fait de remplacer le message écrit par une photo qui va détruire l'art photographique, ça peut le faire évoluer ou le rendre encore plus confidentiel. Mais je reste persuadé que les gens percevront toujours l'émotion que dégage une grande œuvre.

 

17. En tant que photographe, ou comme simple individu, quel est le meilleur conseil qu'on vous a donne ?

"Ne jamais oublié de la ou je venais"' Mon père. Sa façon, d'appeler au respect, à la tolérance, mais également une manière de dire d'aller voir ailleurs, de découvrir d'autres horizons sans renier l'original.

 

18. Avez vous une grande dette envers certains maitres, artistes, personnes qui vous ont inspire, encourage, pris au sérieux ?

Pendant des années, j'ai fait des photos sans les montrer, ma femme m'a encouragé à le faire. Puis mes deux fils, en vieillissant ont eu un regard étonné : "c'est mon père qui voit des trucs comme ça ?" Plus récemment, Ismael (il se reconnaitra), m'a raconté, expliqué mes images différemment, avec enthousiasme et simplicité. Que tous les quatre soient remerciés d'y croire. Merci de leurs critiques.

 

19. La photographie, comme la peinture, doit elle rendre compte de la réalité ?

L'art est une autre face de la réalité, une extension du monde. Il n'y a pas de réalité unique dans ce domaine. Alors que la peinture offre la possibilité de sortir facilement du cadre, la photo s'appuie forcément sur une réalité mais chaque photographe a la sienne et aucune n'est identique. C'est fascinant, d'observer comment la lumière façonne en permanence notre perception des choses.

 

20. Quels sont vos doutes, vos interrogations ?

La revue n'y suffirait pas ... Mais que d'autres trouvent également du charme, a la photo d'un pan de mur me surprendra toujours. Je doute sincèrement que l'on puisse partager mes vues, mes rêves dans leur banalité. Les choses sont tellement simples. Je ne suis pas certain de l'universalité de mes photos, alors que les objets le sont. Et puis j'ai peur de toujours recommencer la même chose.

 

21. Sincèrement, a quoi vous aspirez avec votre travail, qui s'approche et s'approprie si magistralement de l'apparence banale des choses ?

Derrière, l'apparence banale des choses, il y a la main de l'homme et la patine de temps. C'est ce que je voudrais retenir.

 

 

Madrid 10/12